top of page

Les 50 qui ont marqué la Coupe du Monde : Jorge Videla

Dictateur sanguinaire de l'Argentine entre 1976 et 1983, Jorge Videla a transformé le Mondial 1978 en une gigantesque opération de propagande visant à redorer l'image de son gouvernement à l'international. Preuve s'il en est qu'une Coupe du Monde, ce n'est (malheureusement) pas que du football...


Jorge Videla s'apprêtant à remettre la Coupe du Monde. Images : UltimoDiez

Soir de triomphe


Des millions de papelitos pleuvent des tribunes du stade Monumental de Buenos Aires. Dans les travées de l’écrin de River Plate, la liesse est totale, on s’embrasse, on s’étreint. Pour la première fois de son histoire et 48 ans après son échec en finale face à l’Uruguay, l’Argentine est championne du Monde. Mario Kempes, double buteur, tombe dans les bras de son capitaine Daniel Passarella, tandis que le sélectionneur César Luis Menotti semble au bord des larmes. Vaincus comme quatre ans plus tôt face à l’Allemagne, les Hollandais rentrent directement aux vestiaires, sans même aller chercher leurs médailles. Mauvais perdant les Oranje ? Non, protestataires. Ils refusent de serrer la main de l’homme que toutes les caméras de télévision filment désormais, un grand sourire aux lèvres. Cet homme, c’est le général Jorge Videla, dictateur de l’Argentine depuis le coup d’État du 24 mars 1976. Alors que les clameurs redoublent d’intensité au moment où ce dernier remet la Coupe du Monde à Passarella, à 800 mètres de là, des hommes tendent l’oreille. Emprisonnés et torturés au sein de l’école de mécanique de la marine de Buenos Aires (ESMA), transformée en centre de détention, les opposants de Videla savent que le football vient d’offrir au dictateur la plus belle propagande dont il pouvait rêver…


L’Ente Autarquico Mundial


Retour deux ans plus tôt en juillet 1976. Moins de six mois après son coup d’État qui a destitué IsabelPerón, femme de l’ancien président Juan Perón, Jorge Videla tente de consolider son pouvoir. Pour cela, il mène une politique de répression particulièrement violente à l’encontre de ses opposants. Hommes politiques, religieux, militants, journalistes… Ils sont plusieurs milliers, hommes et femmes confondus, à être envoyés dans des centres de détention clandestins tels que l’ESMA pour y être interrogés, torturés, et bien souvent assassinés. Les corps, jetés dans l’Océan Atlantique par avions ou hélicoptères lors des « vols de la mort », ne seront, pour la plupart, jamais retrouvés. Ces méthodes particulièrement violentes ne laissent pas indifférents à l’international. En France, une vaste campagne d’appel au boycott du Mondial argentin est lancée par l’intermédiaire du Comité de boycott de l’organisation par l’Argentine de la Coupe du Monde (COBA). Soutenue par des artistes comme Simone Signoret – Platini déclarera à son sujet que « c’est bien la première fois qu’elle s’intéresse aux choses du football »-, cette campagne atteindra son paroxysme lors de la tentative d’enlèvement du sélectionneur Michel Hidalgo le 23 mai 1978 par des sympathisants du COBA.

Bien conscient qu’il est important pour la stabilité de son régime de renvoyer une image positive à l’international, Videla saisit très vite l’intérêt que peut avoir la Coupe du Monde en terme de propagande. Le 2 juillet 1976, il promulgue donc une loi déclarant que « la Coupe du Monde 1978 relève de l’intérêt national ». Cette promulgation permet de justifier la création de l’Ente Autarquico Mundial, une entité chargée d’organiser le tournoi. Dirigée par des proches du pouvoir, cette organisation trouble est touchée par de nombreux scandales (corruption, assassinat de son premier directeur) mais continue de mener à bien ses missions. Outre l’aspect logistique, elle est chargée de redorer l’image du régime à l’international. Elle met donc en place une vaste campagne de presse avant et pendant le Mondial afin de démentir ce qu’elle nomme alors la « campagne anti-Argentine ». L’objectif officiel de la propagande est le suivant : « montrer au monde comment sont réellement les Argentins. »


La défection « d’El Gran Capitan »


Alors comment sont-ils réellement ces Argentins à l’approche de cette Coupe du Monde ? Divisés assurément. Si beaucoup sont trop passionnés par le football pour ne pas être enthousiastes à l’approche du Mondial, d’autres ne peuvent fermer les yeux devant les crimes de Videla. Parmi eux, l’un occupe une place bien particulière. Il se nomme Jorge Carrascosa et est le capitaine de l’Argentine au moment du coup d’État de mars 1976. Alors arrière gauche du CA Huracan, Carrascosa est un pilier de l’Albiceleste qu’il côtoie depuis 1970. Homme de confiance du sélectionneur César Menotti, celui que l’on surnomme « El Gran Capitan » sait que le Mondial a domicile va constituer la consécration de sa carrière. Pourtant, au fil des semaines, alors que les opposants de Videla disparaissent les uns après les autres, la conscience de Carrascosa le tourmente. Va-t-il représenter devant les caméras du monde entier l’équipe d’un dictateur ? Et en cas de triomphe, va-t-il lui serrer la main sourire aux lèvres pendant que des milliers d’Argentins tombent sous les coups de la torture ? Rongé par ces questionnements, Carrascosa prend une décision radicale en 1977 : le Mondial se fera sans lui. Jusqu’au dernier moment, Menotti tentera de le convaincre, en vain. Dans une interview à La Republicca, Carrascosa déclarera bien plus tard : « Physiquement et techniquement j'étais très bien, mais psychologiquement, tu dois aussi être en forme et ce qui se passait me rendait malade. Je ne pouvais pas jouer et m'amuser».


Les Jeux de Berlin de Videla


Le brassard de Carrascosa confié à Passarella, l’Argentine débute sa compétition le 2 juin 1978 face à la Hongrie (2-1). Pour l’occasion, le régime offre la meilleure image possible aux visiteurs étrangers. Les prisonniers sont bien entendus gardés hors de portée des journalistes et l’accent est mis sur la passion argentine pour le football. Videla lui-même se fait passer pour un fan de ballon rond alors qu’il assiste aux premières rencontres de sa vie à l’occasion du tournoi… Succès populaire, succès en terme de propagande, la Coupe du Monde de Videla rappelle par bien des aspects une autre manifestation sportive organisée par une dictature : les Jeux de Berlin de 1936. Tout comme Videla, Hitler avait profité de cette occasion pour offrir au monde une image puissante mais accueillante de l’Allemagne Nazie, allant même jusqu’à demander à la presse de se calmer sur les attaques antisémites lors de la compétition.

Bien entendu, pour que le Mondial argentin soit un succès pour le régime, il est nécessaire que la sélection argentine triomphe. Pour cela, Menotti a concocté une équipe solide, reposant sur des hommes dans la force de l’âge tels que Kempes, Ardiles, Houseman ou Passarella. Lors de la deuxième phase de poules (qui remplace les matchs à élimination directe), l’Argentine bénéficie également d’un petit coup de pouce qui, semble-t-il n’a pas grand-chose à voir avec le football. Avant l’ultime rencontre, le Brésil et l’Argentine sont à égalité en tête du groupe, avec un léger avantage pour la Seleçao à la différence de buts (+3 contre +2). Et, alors que les derniers matchs, Brésil – Pologne et Argentine – Pérou, sont censés se jouer en même temps, la rencontre du Brésil est avancée de trois heures au dernier moment. Les Brésiliens s’imposent 3 buts à 1, ce qui donne l’information suivante aux Argentins : s’ils veulent se qualifier pour la finale, ils doivent l’emporter par plus de quatre buts d’écart. La mission s’annonce difficile puisque les Argentins n’ont inscrit que six buts lors des cinq premières rencontres. Fort heureusement, les avants de l’Albiceleste se réveillent au moment opportun et les hommes de Menotti s’imposent 6-0. Aujourd’hui encore, beaucoup soupçonnent Videla d’avoir conclu un accord avec son homologue péruvien Morales Bermudez. Deux mois plus tard, alors que le Pérou sera frappé par la crise, Videla offrira au pays du Machu Picchu 15 000 tonnes de blé et 50 millions de dollars…


Le triomphe du dictateur ?


En s’associant au triomphe final de la sélection après sa victoire contre les Pays-Bas, Jorge Videla a-t-il réussi à utiliser cette Coupe du Mode pour redorer l’image de son régime ? Assurément si l’on en croit les propos du président de la FIFA de l’époque Joao Havelange – un homme qui ferait passer Sepp Blatter pour un enfant de chœur – qui déclare à l’issue du tournoi que « tout le monde a pu apprécier le vrai visage de l’Argentine ». Spécialiste de l’Argentine, la docteure en science politique Morgan Donot déclarait en 2016 à L’Equipe que « les festivités avaient permis à la dictature de donner au monde l’image qu’elle souhaitait, celle du respect des libertés publiques. » Pour elle, « si le titre avait échappé à l’Argentine, de Videla, il y aurait eu des manifestations d’ampleur plus tôt contre le régime en place, une chute de la dictature plus rapide et peut-être pas de guerre des Malouines ».

De par sa vaste opération de propagande, le général Videla a donc profité de la Coupe du Monde pour asseoir son pouvoir et redorer l’image d’un régime particulièrement violent. Néanmoins, ce Mondial a également permis à certaines victimes du régime de s’exprimer. Réunies sous l’association des « Mères de la Place de Mai », les mères des opposants portés disparus ont pu être entendues par la télévision hollandaise qui a diffusé leurs fameuses rondes devant le siège du gouvernement argentin plutôt qu’un des matchs du tournoi. Porte-voix des 300 000 victimes du régime entre 1976 et 1983, ces femmes ont également rencontré les joueurs de l’équipe nationale de Suède qui se sont déplacés pour l’occasion.

Dictateur sanguinaire, Jorge Videla se maintiendra au pouvoir jusqu’en 1983, date à laquelle son régime sera remplacé par un gouvernement démocratique. Condamné à la perpétuité en 1985, il est gracié en 1989 puis de nouveau condamné en 2007, notamment à cause de l’affaire des « bébés volés », nom donné à ces enfants d’opposants nés en détention qui avaient été confié à des familles proches du régime après l’assassinat de leurs mères. Enfermé dans la prison Marcos Paz de Buenos Aires, il y décède en 2013.

77 vues0 commentaire
Ancre 1
bottom of page